– jeudi 13 juin 2024 à 19h
Dans ce livre unique et fascinant, Avery Gordon examine l’expérience sociologique et historique des fantômes, ce qu’elle nomme la « hantise », en s’appuyant sur des références littéraires et politiques. La hantise renvoie à tout ce qui bouscule un vécu linéaire et déforme la façon dont nous séparons et séquençons habituellement le passé, le présent et le futur. En prenant pour exemple des œuvres littéraires et en les confrontant à des sources plus traditionnelles de la sociologie (journaux, pièces judiciaires, rapports d’enquête), Matières spectrales démontre que les structures sociales héritées du passé ont plus d’influence sur la vie présente que ne le présument la plupart des chercheurs en sciences sociales. Afin de montrer la façon dont la hantise influence le présent, l’autrice s’appuie sur des exemples historiques comme l’esclavage aux États-Unis ou les disparitions massives pendant la dictature militaire en Argentine. Alors que des lois interdisaient à la population de parler des disparus, l’autrice suggère ainsi que c’est à partir de la reconnaissance de sa condition « hantée » que la société argentine peut espérer pouvoir affronter ses fantômes.
Plaidant pour la reconnaissance des fantômes venus des « passés qui ne passent pas », l’ouvrage ouvre au moment de sa parution en 1997 aux États-Unis une voie alors avant-gardiste – conciliant étude matérialiste des rapports sociaux de domination, critique féministe du modernisme et du post-modernisme, et respect des mondes non visibles et non humains – qui fait particulièrement écho aux préoccupations politiques et militantes actuelles. Profondément interdisciplinaire et innovant par son approche, Matières spectrales est écrit avec une puissance à la hauteur de son sujet, et offre une vision nouvelle des intersections complexes de la race, du genre et de la classe.